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30 janvier 2025

réinventer l’innovation au service du monde paysan

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Et si la solution aux défis écologiques et à l’épuisement des ressources planétaires ne résidait pas dans une innovation technologique toujours plus complexe, mais dans le développement de techniques sobres, accessibles et résilientes ? Les low-tech, littéralement “basses technologies” en français, s’inscrivent dans une démarche technocritique et invitent à repenser la notion de progrès, y compris dans le secteur agricole. Simples techniques ou véritable visée transformatrice ?

Développé dès les années 60, ce terme au contour flou désigne globalement “des innovations durables prenant mieux en compte les contraintes sur les ressources, se focalisant sur les technologies sobres, agiles et résilientes” . Dans un contexte de montée des inégalités et de crise environnementale majeure, les low-tech voient grimper leur popularité ces dernières années. Simples et peu coûteuses, elles offrent en effet une véritable alternative aux high-tech, ou hautes technologies, qui nécessitent des matériaux rares, polluants et souvent onéreux, en plus d’un certain nombre de compétences.

Pour comprendre comment les « technologies appropriées » peuvent s’intégrer au monde de l’agriculture et plus particulièrement au mouvement agroécologique, nous avons interviewé Morgan Meyer, chercheur au CNRS, en France. (1)

Y a-t-il un rapport direct entre le mouvement de la low-tech en agriculture et le mouvement plus large de l’agroécologie ? Autrement dit, est-ce qu’on pourrait dire que la low-tech est un mouvement complètement autonome ou est-ce qu’il est plutôt au service de l’agroécologie, un moyen pour l’agroécologie de s’appliquer sur un territoire ?


Morgan Meyer : Il y a une double réponse à votre question. D’un côté, le low-tech préexiste les questions sur l’agroécologie. En fait, l’agriculture, si on y réfléchit bien, a toujours été très low-tech, très manuelle, très proche de la terre, des plantes, etc. Donc la low-tech n’a pas eu besoin des pensées autour de l’agroécologie pour être utilisée et favorisée dans les milieux agricoles. Mais il y a quand même un lien fort entre ces deux notions. La low-tech s’inscrit pleinement dans l’agroécologie. Les objectifs sont assez similaires, à savoir réduire l’utilisation des pesticides, avoir un lien plus sobre, respectueux de la nature, des sols, être plutôt dans la polyculture, repenser les liens aussi entre les producteurs et les consommateurs. Il y a un lien fort entre la façon plus systémique de penser l’agriculture et celle de penser aussi à un modèle alternatif à l’agro-industrie, avec son lot de monopoles et d’endettement des agriculteurs. Et de l’autre côté, la low-tech est plutôt focalisée sur l’aspect technique et matériel.

Est-ce qu’il existe une définition aujourd’hui de la low-tech transposée au domaine agricole ? Sur quels critères peut-on se baser pour définir si oui ou non des projets appartiennent au mouvement low-tech comme on l’entend aujourd’hui ?

M.M. : Il y a des qualificatifs qui reviennent souvent comme durable, accessible, simple, pas cher, réparable, modulable, etc. Plutôt qu’une définition, c’est un dénominateur commun entre différents types de définitions qui existent. Chez l’Atelier paysan, en France, ils disent très peu ou presque pas du tout de low-tech. Ils préfèrent parler de technologie paysanne. Dans leur livre, ils proclament « reprendre la terre aux machines ».
La question de la définition des low-tech renvoie à ces idées d’accessibilité, donc l’idée que l’exploitant agricole lui-même construise, répare et adapte ses propres machines.

Les low-tech appliquées à l’agriculture demandent plus de savoir technique que les low-tech qu’on utilise chez soi à la maison, plus faciles d’accès. À la maison, on peut produire son propre dentifrice, son propre shampoing, faire pousser des aliments, faire du compost, réparer son vélo. Ce sont des pratiques domestiques relativement accessibles et démocratiques pour une grande partie de la population.

Faire du low-tech dans le domaine de l’agriculture demande d’autres compétences. L’Atelier paysan propose des formations qui durent souvent 4-5 jours. On apprend à souder, percer, meuler, scier, assembler des choses, lire des plans, etc. Ce sont des moments de convivialité, de partage et d’amitié qui se nouent. Mais c’est quand même du travail physique, parfois difficile et pénible. On ne peut donc pas transposer très facilement cette idée de “low-tech bricolage” d’un lieu qui serait plus domestique à un lieu qui est une ferme d’exploitation, mais la philosophie reste d’ouvrir les technologies, de les démocratiser et de casser un peu la main mise des groupes industriels sur celles-ci.

Quel est le degré de compromis acceptable quand on veut faire de la low-tech mais qu’on a quand même besoin de certains outils de haute technologie ?

M.M. : Il ne faut pas exclure d’office toutes formes de high-tech. Au « Low-tech Lab », un autre collectif assez connu, on constate que pour exister, pour transmettre, pour sensibiliser les gens, il faut de la de high-tech : des sites internet, des tutoriels, des cours vidéo, des forums de discussion, des wiki, etc. Le·a paysan·ne aujourd’hui allume son ordi ou son smartphone pour regarder la météo de la journée et des jours à venir.

L’idée est de commencer à réfléchir à ce qu’on appelle la sobriété numérique tout en étant connecté. Par exemple, en créant un site internet, on va y mettre des photos de basse résolution, pas trop de vidéos. C’est aussi de la sobriété numérique de prendre soin de son ordi et d’essayer de maximiser sa durée de vie, de sorte qu’on ne le jette pas après 3 ou 4 ans.

En agriculture, le rapport low-tech/high-tech, c’est par exemple se poser la question : est-ce qu’on a besoin d’une ferme connectée ? Est-ce qu’on veut dépendre du « big data » pour travailler dans une exploitation agricole? Est-ce qu’il nous faut un drone qui va voler sur toutes les parcelles et donner des infos en temps réel ? Est-ce qu’on a besoin d’une porte d’un hangar pour faire sortir le bétail qui s’ouvre automatiquement à distance, ou est-ce qu’on peut le faire manuellement ? Avec les high-tech, il y a tout un imaginaire et toute une volonté de fuite en avant qui se résume à dire que ce sont les données high-tech qui vont permettre au système agricole de devenir plus performant, plus innovant, etc.

Est-ce que le gain est si important ? Quel est le coût à la fois écologique et financier de toutes ces technologies ? Qu’est-ce qui se passe si elles tombent en panne ? Parce que toute technologie tombe toujours en panne. Combien ça va coûter si on doit acheter un nouveau drone, réparer un tracteur high-tech qu’on ne peut même plus démarrer parce qu’il y a tout un système avec des logiciels qu’on n’arrive pas à maîtriser ? Les acteurs de la low-tech disent qu’il faut garder une maîtrise sur les technologies et ne pas être dépendant d’un truc qu’on ne comprend pas, qui produit plein de données et qui complexifie encore plus le travail des agriculteurs.

Comment est-ce que les initiatives low-tech arrivent à créer ce partage social des connaissances entre leurs membres et leur communauté à l’échelle d’un territoire ? Comment est-ce qu’on peut gérer le fait qu’il y ait des membres moins talentueux dans le domaine de la technique que d’autres ?

M.M. : C’est une question qui est cruciale si on veut monter à l’échelle pour aller au-delà de la communauté des acteurs qui s’intéressent au low-tech. Et donc, comment éduquer ou viser plus de personnes ?

Il y a régulièrement des festivals low-tech. L’objectif est de montrer l’intérêt de la low-tech à des publics qui ne sont pas nécessairement des spécialistes ou des ingénieurs ou des bricoleurs. On y plaide en faveur de formations low-tech en lycée agricole ou dans une grande école. Il existe des formations en immersion à Nantes, à Grenoble, à Lyon. De plus en plus de grandes écoles d’ingénieurs ont des modules qui vont de quelques heures jusqu’à tout un semestre sur les low-techs. Les élèves qu’on a interviewés disent “maintenant j’ose toucher à la machine ou j’ose la reprendre ou j’ose bricoler”. Avant la formation ils avaient un peu peur de la machine, de l’abîmer, de la reprendre, etc. Et maintenant, on ose aussi transposer les connaissances.

Puis vient la question de la limite : quelle est l’étendue de ce mouvement et quelle est la taille du public touché ? Pour l’instant c’est quand même une petite marge du public. J’ai regardé, juste pour avoir une idée, combien de personnes utilisent des toilettes sèches en France. Et j’ai trouvé des chiffres qui varient autour d’à peine 8 000, 10 000 personnes. Quand environ 500 personnes participent à un laboratoire low-tech, il ne faut pas perdre de vue que c’est une infime minorité. D’où l’intérêt justement d’avoir des ateliers, des formations, des tutoriels, des débats, des films documentaires sur le sujet.

L’ annuaire du Low-Tech Lab recense les initiatives, mais elles sont principalement localisées en Europe, voire en France. Est-ce qu’à votre connaissance, il existe aussi des initiatives dans les pays du Sud ?

M.M. : Elles existent depuis des années ailleurs, sans qu’elles soient mentionnées comme low-tech en tant que telles. On parle par exemple d’innovations frugales en Asie ou en Amérique du Sud ou en Afrique. J’ai essayé de trouver des articles académiques sur le sujet, des études, des analyses, il y en a malheureusement très peu. On peut mentionner le SERTA (Serviço de tecnologia alternativa) au Brésil, qui existe probablement depuis les années 90, des initiatives autour des technologies appropriées au Pérou, où il y a plusieurs ONG qui ont été lancées dans les années 80-90.

Dans votre article intitulé « Agriculture low-tech : Comment innover par les usages », vous mentionnez que les low-techs ne se réduisent pas à leur matérialité et à leur technicité. Il faudrait au contraire les considérer comme des objets culturels, sociaux, qui existent à travers des pratiques, des sensibilités, des valeurs, des choix éthiques, et vous allez même jusqu’à dire que finalement les pratiques du low-tech, ce sont des pratiques politiques. Qu’est-ce que vous entendez par là ?

M.M. : La technologie n’est pas seulement un outil matériel mais pratique qui s’insère dans des réflexions beaucoup plus larges, presque philosophiques. Lorsqu’on est dans cette mouvance du low-tech, on est plus à gauche, pour un système qui soutient l’agroécologie, on est critique par rapport aux OGM, par rapport à tout ce qui est intelligence artificielle, etc. Certains sont végétariens, beaucoup s’inscrivent dans une mouvance zéro déchets. C’est aussi un style de vie. Et pour l’Atelier paysan, par exemple, c’est vraiment un combat politique. L’idée, n’est pas seulement de construire ses propres machines parce qu’on économise un peu d’argent. Non, c’est une critique frontale et radicale du système actuel. On affirme qu’il y a un problème avec la domination de l’agro-industrie, les prix qu’ils imposent, les machines trop standardisées et trop chères, qui vont conduire à l’endettement et à une perte de capacité.

C’est un combat qui va au-delà du bricolage, mais qui se manifeste dans des discours, des slogans, des actions, des prises de position. Il y a le côté des savoirs manuels qu’on apprend, qu’on transmet, etc. Et par ailleurs, ont lit des travaux d’historiens, de philosophes des sciences et des techniques, on publie des travaux qu’on peut quasiment qualifier d’académiques. Le geste est à la fois très technique et réflexif.

Propos recueillis par Lou Aendekerk

(1) Lire cet article de Morgan Meyer : “Agriculture lowtech : comment innover par les usages ? https://agronomie.asso.fr/fileadmin/user_upload/revue_aes/aes_vol12_n2_dec_2022/pdf/aes_vol12_n2_05_meyer.pdf