18 novembre 2024
Agissez pour garantir une production alimentaire saine et durable
Lire la suite24 octobre 2024
Humundi a participé en septembre dernier au Forum public de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette grand-messe annuelle du commerce permet aux acteur·ice·s de la société civile d’échanger sur l’évolution du commerce international, d’influencer les délégations des États membres.
Si Humundi s’intéresse à l’OMC, c’est que l’institution a mauvaise réputation dans le soutien qu’elle accorde à l’agriculture de petite surface des pays en développement* (PED) [1]. Il est donc utile que des organisations de la société civile acquièrent une expertise en la matière pour défendre les intérêts des PED* au sein d’une institution qui structurellement les marginalise.
Les stocks publics, pour des raisons de sécurité alimentaire, font l’objet d’une intense lutte entre États membres à l’OMC. Pour certains membres, c’est le libre marché qui devrait réguler les marchés agricoles quand d’autres demandent plus de stocks pour corriger les impacts néfastes du libre marché sur la sécurité alimentaire. Ces derniers sont en effet un véritable couteau-suisse des politiques agricoles. Ils permettent de :
– Réaliser des achats de produits agricoles auprès de producteur·ice·s (ce qui peut constituer un débouché et donc un marché assuré pour le monde agricole) ;
– Effectuer des reventes à des prix subventionnés ou sous forme d’aide alimentaire (apportant une réponse à l’accessibilité alimentaire) ;
– Contrôler l’inflation et juguler la spéculation (en jouant sur le niveau des stocks pour contrôler les fluctuations du marchés).
Dans une publication très remarquée cette année à ce sujet, l’économiste allemande Isabelle Weber a mis en avant le rôle des stocks comme outil de régulation dans une perspective post-néolibérale [2]. L’utilisation des stocks apporterait une réponse aux limites d’un marché ouvert.
De nombreux exemples de programmes de stocks publics ont démontré des résultats probants : en Asie du Sud-Est, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Aséan) +3 a permis de répondre avec promptitude lors de passage de typhons et ainsi de limiter les dégâts en matière de sécurité alimentaire. En Afrique de l’Ouest, même si la réserve régionale de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) pâtit d’un sérieux manque de fonds, elle démontre que, malgré l’effritement de la communauté, il reste toujours possible et souhaitable pour les États de mettre en place des outils collectif de lutte contre les situations de crises alimentaires.
Enfin, même s’ils sont fortement pointés du doigt par les pays agro-exportateurs, les stocks publics indiens et chinois apparaissent aussi utiles qu’indispensables : c’est bien l’absence de stocks qui est plus couteuse que le prix de leur maintien [3]. Pour s’en convaincre, il suffit juste de s’imaginer les coûts qu’une sécheresse en Inde ou une mauvaise récolte en Chine feraient peser sur les marchés mondiaux en prenant en compte les millions de paysan·ne·s affectés. L’impact sur les marchés internationaux serait catastrophique. Il faut donc des stocks pour les pays à large population, et il en faut plus !
Ce ne sont pas les stocks en soi que les règles l’OMC craignent par-dessus tout, car ces derniers, s’ils sont constitués au prix du marché, ne posent pas de problème. Les stocks privés ou étatiques, p.ex., que créent les grandes sociétés de négoces ou les réserves stratégiques publiques se portent, eux, très bien : durant les premiers mois de la guerre en Ukraine, la spéculation sur les marchés céréaliers a donné un rôle stratégique à ces stocks, même si une opacité totale règne [4].
Ce qui dérange dans ces programmes, ce sont les prix minimum d’achats : ces fameux prix de soutien qui avaient constitué l’outil principal de la Politique agricole commune (Pac) jusqu’à sa réforme en 1992 et qui ont été éliminés sous la pression des États-Unis en amont de la création de l’OMC.
En subventionnant les prix agricoles de la sorte, les programmes de stocks publics procurent des avantages aux agriculteur·ice·s concerné·e·s, ce qui, dans l’utopie d’un marché auto-régulé, est à proscrire. Et pourtant, la situation actuelle est tout sauf celle d’un marché libre : subventions massives de l’Union européenne via les aides à l’hectare de la Pac, aides directes de la Farm Bill aux États-Unis, manques structurels de budget des pays du Sud global (plans d’ajustement structurels, endettement massif) : c’est bien un système inéquitable sur lequel est basé l’OMC et que les pays développés* cherchent à tout prix à perpétuer.
Bien que ces programmes puissent financer l’agriculture dans les régions où ils sont implantés et ainsi offrir une partie de la réponse aux problème du revenu des agriculteur·ice·s, c’est le commerce qui prime. C’est d’ailleurs bien ce qu’ont défendu la délégation française et de l’UE au Forum public…
Pour défendre l’intérêt des stocks publics et des politiques commerciales qui viennent en appui aux agriculteur·ice·s de petite surface, Humundi (ex-SOS Faim) a coorganisé une table-ronde au Forum public avec la Coast Foundation (Bangladesh), Third World Network (Inde), et Handelskampanjen (Norvège), avec la présence du négociateur agriculture pour le groupe africain à l’OMC.
Le Forum public est le lieu où les acteur·ice·s de la société civile (ONG et entreprises) tentent d’influencer les délégations des pays membres (166 en 2024). À notre table-ronde étaient ainsi présent·e·s les négociateur·ice·s française, européen et britannique. Quand est finalement abordé l’iniquité des règles de l’OMC et des stocks indiens, la France s’offusque de nos prises de position sur la politique de l’UE vis-à-vis des stocks publics : « l’UE est clairement en faveur des stocks publics pour des raisons de sécurité alimentaire. En revanche, c’est une politique qui doit être encadrée […] elle nécessite aussi des garanties pour s’assurer qu’il n’y ait pas des contournement ».
Autrement dit, dans le chef des délégations de l’UE à l’OMC, le commerce prime et primera toujours vis-à-vis des droits humains. Peu importe si ces programmes assurent des revenus garantis aux agriculteur·ice·s, peu importe également que le riz subventionné puisse constituer une des réponses aux 194 millions de personnes en Inde souffrant de sous-alimentation en 2020-2022 selon le rapport de la FAO publié en 2024 [5]…
Car ce à quoi la délégation fait spécifiquement référence ici, c’est aux allégations portées contre l’Inde sur du riz acheté à un prix minimum et exporté vers des marchés internationaux qui perturberait les perspectives commerciales d’autres pays et auraient des impacts sur la sécurité alimentaire de certains pays tiers. Ces allégations font l’objet d’animosités très fortes à l’OMC, de la part de la Thaïlande p.ex., pays parmi les plus gros producteur de riz, qui s’en est frontalement pris à l’Inde lors de la 13e conférence ministérielle en février de cette année.
Évidemment, il ne s’agit pas d’être naïf devant les prétentions hégémoniques de certaines puissances : le blé, et les céréales de manière générale, ont historiquement constitué un outil d’influence géopolitique, mais il demeure aberrant que l’UE adopte une position aussi obtuse : la sécurité alimentaire et les droits humains ne peuvent être placés sur un pied d’égalité avec les intérêts commerciaux.
Le Forum public offre donc un espace où des vues antagonistes et parfois irréconciliables s’affrontent… Enfin, en principe, si les voix dissidentes ne sont pas simplement réduites au silence.
Le réseau Our World Is Not For Sale (OWINFS) [6], avec lequel Humundi mène le plaidoyer auprès de l’OMC, est un réseau de référence pour la société civile au sein de l’OMC.
Depuis longemps présent au Forum public, le réseau a alerté le Secrétariat de l’OMC dès le mois de juillet sur un processus de sélection des tables-rondes opaque, puis l’a alerté de nouveau lors du Forum lui-même. Restées lettre morte, ces demandes montrent que l’OMC est peu prompte à se justifier sur l’attribution des créneaux horaires [7].
Résultat : sur les 28 créneaux répartis sur quatre jours, 14 sont occupés par l’OMC. L’occasion pour l’Organisation de se passer de la pommade sur les bienfaits et les potentialités du commerce international et de la néolibéralisation à tout-va. Une autre partie des tables-rondes étaient aussi dominés par des think tanks financés par des intérêts industriels, commue BusinessEurope ou encore Philip Morris, mais aussi des institutions internationales comme la Banque mondiale ou l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).
Les voix dissonantes reçoivent ainsi une accueil mitigé au sein de l’OMC. Il reste pourtant indispensable d’entendre les voix du Sud global au sein d’un espace qui les marginalise. Pour cela, il est nécessaire que des organisations développent une expertise afin de répondre à des débats qui sont régis par des hauts niveaux de technicité. Dans le même temps, la perte de légitimité et l’entêtement borné de l’OMC l’ont conduit dans des blocages tels que son influence périclite indubitablement. Des organisations paysannes telles que la Via Campesina réfléchissent d’ailleurs à des modèles alternatifs d’organisation du commerce international.
Rédaction : Jonas Jaccard
Réalisé par :
[1] Humundi, « Les stocks publics alimentaires : un enjeu à l’OMC », 10 septembre 2024.
L’utilisation des termes « PED » reflète le jargon OMC, pas la vision d’Humundi.
[2] Isabella Weber, Merle Schulken, « Towards a Post-neoliberal Stabilization Paradigm: Revisiting International Buffer Stocks in an Age of Overlapping Emergencies Based on the Case of Food », working paper, Political Economy Research Institute, 2024.
[3] Frédéric Courleux, « Ces lieux communs des débats agricoles à l’épreuve du Covid-19 », Paysans & sociétés, 2020.
[4] Comité économique et social européen, « Crise des prix des denrées alimentaires à la suite de la guerre en Ukraine », 2022.
[5] FAO, Pam, Fida, OMS, Unicef, « The State of Food Security and Nutrition in the World (SOFI) », 2024.
[6] www.ourworldisnotforsale.net
[7] OWINFS, « At WTO “Public” Forum, Critics Sidelined in Favor of Neoliberal Echo Chamber », communiqué de presse, 12 septembre 2024.