7 mars 2025
3 voix de femmes POUR UNE AGRICULTURE PLUS JUSTE
Lire la suite6 mars 2025
Comment les paysannes ouest-africaines défendent-elles leurs droits dans des contextes où les traditions servent de premier rempart face aux accaparements de terres et au travail de sape de l’agrobusiness ? Gifty Narh, co-fondatrice de l’Agence CORADE (Conseils, Recherche-Action et Développement d’Expertise) au Burkina Faso, répond à cette question en mettant les femmes au cœur du changement.
Humundi : Le patriarcat et le conservatisme dans les sociétés paysannes de l’Afrique de l’Ouest sont rarement évoqués par les défenseurs de l’agriculture familiale. Comment les paysannes ouest-africaines peuvent-elles revendiquer leurs droits et contribuer à la transition agroécologique ?
Gifty Narh : Le souci d’améliorer la condition de la femme paysanne, en premier lieu son accès à la terre, doit à tout prix partir d’une dynamique endogène. Cela démarre par la femme et l’homme qui dialoguent et qui coopèrent, qui ont conscience de leur destin commun. Le premier changement de perspective a lieu quand cette coopération aboutit à la conviction partagée que si la femme a accès à la terre pour y travailler et pouvoir partager son usufruit, le bien être global de la famille sera meilleur.
Chez nous l’exploitation familiale est un bien partagé. Les femmes et les jeunes sont impliqués. La production agricole est un bien communautaire, les réserves servent à l’alimentation de toute la famille. Et c’est aussi de la vente de cette production agricole que l’on tire les ressources nécessaires pour financer tous les aspects de la vie quotidienne. Les femmes améliorent leurs droits quand elles parviennent à insuffler une dynamique qui met toutes les familles de la communauté au cœur des réflexions sur l’exploitation agricole. À l’agence CORADE nous appuyons des démarches qui permettent des auto-diagnostics en famille. Toutes et tous peuvent s’informer des résultats de l’exploitation agricole afin de pouvoir décider en famille des orientations à prendre … Là où ces démarches fonctionnent, on constate une meilleure équité dans la répartition des avantages, une meilleure gestion des ressources pour satisfaire la sécurité alimentaire des familles.
Il faut inscrire la transformation agroécologique de l’exploitation familiale dans des transformations sociales. CORADE encourage aussi les productrices et les producteurs à se pencher sur leurs histoires et leurs projets de vie. Iels se posent la question : « Aujourd’hui où en sommes-nous, quelles sont nos forces et faiblesses. Comment nous nous projetons dans dix ans, comment nous voyons la famille et le rôle de chaque individu dans la famille ? ».
Les femmes améliorent leurs droits quand elles parviennent à insuffler une dynamique qui met toutes les familles de la communauté au cœur des réflexions sur l’exploitation agricole.
Gifty Narh, co-fondatrice de l’Agence CORADE au Burkina Faso
Comment concilier les rôles de chaque personne ?
GN : C’est le grand défi des familles paysannes qui, comme partout au monde, sont confrontées à des besoins monétaires, dans un contexte où les activités et les préoccupations de chacun·e sont de plus en plus atomisées : les enfants vont à l’école, les jeunes cherchent aussi à gagner leur vie en partant en ville… La vie moderne a amené de nombreux bouleversements par rapport à une époque pas si ancienne où la main-d’œuvre était là, les enfants n’allaient pas à l’école… Aujourd’hui, les femmes se retrouvent parfois quasi seules en zones rurales durant des périodes qui peuvent être plus ou moins longues. Elles sont dès lors souvent les premières à demander qu’on implique plus les jeunes, tant les filles que les garçons, dans l’exploitation familiale. Le lien est souvent préservé durant les périodes de vacances, quand les jeunes reviennent à la ferme pour y travailler… mais en dehors de ces périodes, celles qui restent doivent de plus en plus recourir à de technologies qui permettent aux familles d’être plus productives, parce qu’il y a moins de temps, moins de personnes qui peuvent s’investir. Dans ce contexte difficile, l’exploitation familiale reste néanmoins un ciment qui fédère la famille autour d’un objectif de sécurité alimentaire commun.
Vous parlez de « recourir aux technologies ». Mais quelles sont ces technologies précisément ?
GN : C’est une très bonne question car toute la difficulté est de trouver des technologies à la fois simples, maîtrisées et appropriées. Certaines semences inappropriées peuvent avoir besoin de beaucoup d’eau, alors que les paysannes et paysans ne disposent pas d’assez d’eau dans leur zone… Il ne suffit pas de proposer une technologie, il faut aussi penser à l’environnement, à l’écosystème qui permet aux paysan·ne·s de pouvoir mettre en pratique et de maitriser la technologie. Il faut que les innovations soient accessibles en terme de coûts, en terme de maîtrise, qu’elles soient opérationnelles …
Les paysannes et paysans africains disent souvent pratiquer l’agroécologie depuis la nuit des temps et estiment n’avoir rien à apprendre. Ont-ils raison ?
GN : Je les comprends parce que les pratiques écologiques existaient avant la colonisation et les colonisateurs sont venus leur dire que ces pratiques n’étaient pas d’actualité, qu’il fallait intensifier, avec des apports hautement chimiques… On peut comprendre leurs frustrations quand on vient à présent leur dire qu’il faut revenir à des pratiques basées sur des solutions naturelles.
Mais chez CORADE nous leur expliquons aussi que les changements climatiques ont eu lieu entretemps, qu’ils ont traumatisé les écosystèmes, les sols sont beaucoup plus dégradés qu’il y a un ou deux siècles. Les pratiques d’antan ne suffisent plus, doivent être actualisées. Mais leur actualisation doit à tout prix être co-construite pour que tout le monde se sente tout à fait valorisé dans son savoir-faire.
CORADE propose la participation à des plateformes d’innovation qui regroupent à la fois le monde paysan, scientifique ainsi que les organisations paysannes. Les défis d’adaptation sont identifiés ensemble. Les solutions qui existent sont proposées par les paysannes et paysans. Les atouts et les limites de ces propositions sont analysées. On est dans une démarche de co-construction de ces innovations et donc les paysan·n·es se sentent impliqué·e·s. Quand des solutions émergent, ça ne leur vient pas par-dessus la tête.
Quelles sont les garanties et les assurances dont les paysans et paysannes ont besoin ?
GN : En fin de compte, la difficulté est la capacité de vendre, d’accéder au marché. Puisque les pratiques agroécologiques sont plus exigeantes en temps, les paysans et paysannes espèrent pouvoir valoriser leurs efforts en termes de prix sur le marché. Mais dans un premier temps, le marché n’est pas très réceptif à la qualité. Les produits de moindre qualité se vendent mieux parce que moins chers.
Il y a eu des échecs. Des jeunes se sont lancés dans la transition agroécologique en étant très enthousiastes, n’ont pas réussi à vendre et sont retournés au conventionnel. Il faut apprendre de ces échecs pour aller vers de nouvelles réussites.
Propos recueillis pour Humundi par Pierre Coopman
Le site de l’Agence CORADE : https://corade.org/