7 mars 2025
3 voix de femmes POUR UNE AGRICULTURE PLUS JUSTE
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Face à la poussée de l’extrême-droite sous l’administration Trump et à la résurgence de discours patriarcaux et climatosceptiques qui s’ancrent depuis plusieurs années, nous avons jugé utile de republier cet article consacré à l’écoféminisme, initialement paru dans l’édition 2022 de notre revue Défis Sud.
Alors que les crises climatiques et écologiques s’intensifient, l’écoféminisme reste plus que jamais un levier essentiel pour soutenir les luttes des paysannes en faveur de l’agroécologie. Mais que recouvre réellement ce mouvement ? En quoi l’articulation entre écologie et féminisme renouvelle-t-elle les combats pour la justice sociale et environnementale ? Et comment, dans un contexte marqué par la crise écologique et l’élan du mouvement #MeToo, l’écoféminisme accompagne-t-il les paysannes dans leur engagement agroécologique ?
En 1974, dans son livre « Le féminisme ou la mort », l’écrivaine française Françoise d’Eaubonne décrit le capitalisme comme le dernier vestige du patriarcat en ce qu’il a permis la mise en place d’une double exploitation : celle du corps des femmes et celle du « corps » de la Terre.[1]
La même année, en Inde, les femmes du mouvement Chipko « étreignent » des arbres pour empêcher leur destruction et, par là-même, leur moyen de subsistance. En 1980, aux Etats-Unis, les militantes anti-nucléaire manifestent devant le Pentagone pour défendre la vie – la leur, celle de leurs enfants mais aussi celle de la Terre – et aussi « l’environnement de la vie », contre la culture guerrière et destructrice symbolisée par la Guerre froide, parlant d’ailleurs déjà de « droit écologique »[2]. Autant d’expressions fondatrices de l’écoféminisme, à la fois philosophie, ensemble de pratiques et mouvement politique et social.
Le contexte est alors propice. L’impact des premiers changements climatiques, de l’agriculture intensive et la publication du rapport Meadows[3] font naître la conscience écologique pendant que la révolution culturelle et sexuelle entraîne, quant à elle, la création des premiers mouvements féministes. Mais si l’écoféminisme puise profondément dans ces deux pensées, il ne va pas se contenter d’en juxtaposer les combats mais bien leur trouver des racines communes.
Si le féminisme a longtemps été marqué par le « white feminism », c’est-à-dire théorisé par des femmes blanches occidentales, aisées et universalistes, l’écoféminisme, lui, en tissant des liens entre différentes formes d’oppression, dépasse ce travers et ajoute celui du Sud par le Nord à son analyse des rapports de domination. Et de fait, si les premières écoféministes étaient déjà indiennes ou kenyanes, elles sont aujourd’hui également indonésiennes ou encore sud-américaines.
L’une des plus connues, Vandana Shiva (Inde), s’élève par exemple contre Monsanto et les OGM parce qu’ils manipulent et asservissent le vivant et dévalorisent des savoirs ancestraux. Mais aussi parce qu’ils créent une dépendance et une soumission de millions de producteurs.trices indien.ne.s et plus globalement du Sud à une multinationale du Nord.
L’analyse est systémique, la dénonciation globale : pour les écoféministes, le développement socio-économique de nos sociétés s’est fondé sur la séparation de l’homme et de la nature, le premier dévaluant la seconde pour mieux l’exploiter, en tirer profit et asseoir sa domination. Et si cette nature recouvre évidemment les ressources naturelles et l’environnement, elle inclut également, selon ce processus de séparation, les femmes.
Les hommes leur prêtent alors en effet des compétences et des valeurs dites « naturelles » comme la générosité, la bienveillance, la douceur, mais aussi le soin, le « care » et, donc, l’obligation de s’occuper des enfants. Elles sont enfermées dans ces rôles jugés de moindre valeur, invisibilisées, les hommes pouvant alors se consacrer pleinement aux activités productives.
L’écoféminisme établit donc que l’exploitation des ressources naturelles et l’oppression des femmes ne sont que deux facettes d’un même système de domination destructeur et violent. Capitalisme, écocide et patriarcat sont intrinsèquement liés. On pressent alors déjà la double oppression que subissent les paysannes à travers le monde.
Sur cette base analytique assez large, un dénominateur commun a été construit, au fil des actions militantes et des débats idéologiques. Mais dès ses débuts et aujourd’hui encore, l’écoféminisme est un mouvement hétérogène aux contours flous, aux opinions divergentes et aux actions adaptées aux contextes.
Cette diversité de points de vue, loin d’être vécue comme problématique est, bien au contraire, parfaitement assumée et même revendiquée comme un mode de pensée et de fonctionnement alternatif au système actuel de la pensée unique et monolithique. C’est d’ailleurs l’un des points communs qu’il est possible d’établir avec l’agroécologie.
Les parallèles entre agroécologie et écoféminisme sont nombreux. Rien d’étonnant, puisque l’agroécologie se développe également dans les années 1970, comme une application à l’agriculture des principes écologiques, lorsque les premiers effets délétères de la Révolution verte commencent à se faire sentir.
La diversité est un élément central des deux côtés. Source d’enrichissement de la pensée et des actions pour l’un, facteur de résilience et de consolidation des revenus pour l’autre, tous les deux la considèrent finalement comme une alternative fertile au système dominant. Et s’appuyant sur cette diversité émerge un autre point commun : un mouvement permanent de co-construction théorique et pratique, fondé sur les expériences et leur partage. Et, toujours, en opposition à une pensée unique figée, qui impose sans se remettre en question.
Autre point commun : reconstruire le lien entre l’homme et la nature. A travers le concept de Reclaim, l’écoféminisme revendique, la « reconnexion » avec le vivant, la « réparation » de choses dégradées en les réinventant, la « réhabilitation » des activités de soins, la « réappropriation » des savoir-faire et des connaissances anciennes. Autant d’idées qui se retrouvent dans l’agroécologie, fondée sur l’observation et l’expérience des phénomènes naturels, la « réparation » des sols abîmés et l’utilisation de techniques anciennes dénigrées par la dynamique industrielle. Ici et là, pas de sacralisation de la nature mais bien une revalorisation de ce lien et une grande importance donnée au collectif pour gérer et vivre en harmonie avec ce qui est considéré comme un bien commun.
De quoi valider, dans les faits, le lien posé par l’écoféminisme. Avec cependant des différences majeures, qui sont autant de sources potentielles d’inspiration mutuelle. La radicalité de l’écoféminisme défend non pas une égalité homme-femme dans la société actuelle mais bien un changement de système global où la verticalité du pouvoir laisse place à l’horizontalité du « non pouvoir ». L’ensemble des activités sont revalorisées en fonction de leur apport au bien-être collectif puis réparties entre tou.te.s, quel que soit le genre. Une vision politique de la société dans son ensemble à laquelle ne se frotte pas vraiment l’agroécologie qui propose pourtant déjà de vrais changements de paradigmes.
La diffusion de l’agroécologie, reconnue et structurée, est déjà financée dans certains programmes et mise en œuvre dans un nombre croissant d’endroits, tandis que l’écoféminisme ressemble à une utopie sans plan de transition. L’écoféminisme ne manque pourtant pas de se faire connaitre par des actions concrètes.
Prix Nobel de la Paix en 2004, l’écoféministe kenyanne Wangari Maathai a créé The Green Belt Movement en 1977 pour lutter contre la déforestation qui pèse particulièrement sur les femmes, chargées de nourrir, chauffer et soigner la famille. Elles y sont ainsi notamment formées à la foresterie, ce qui a permis de replanter, en 45 ans, plus de 51 millions d’arbres[4] ralentissant ainsi l’érosion des sols, réduisant la distance à parcourir pour se fournir en bois de chauffage et générant également une source de revenus.
En 2006, dans la région de Kendeng, sur la côte nord de Java en Indonésie, un mouvement de femmes lutte contre la construction d’une usine de ciment, amenée à détruire l’écosystème local. De manière très théâtrale, certaines ont ainsi plongé leurs pieds dans le ciment pour illustrer l’analogie écoféministe entre l’atteinte à l’environnement et l’atteinte aux femmes[5].
En Amérique du Sud, Moira Millan, militante mapuche, a lancé la « Marche des femmes indigènes pour le Buen Vivir », une philosophie qui, notamment en reconnaissant des droits à la Terre-Mère, permet « de repenser un rapport harmonieux à la nature, au monde, à l’autre, et à soi, dans la compréhension et le respect de la diversité et la récupération de spiritualités multiples. »[6]
Selon Emilie Hache, spécialiste en philosophie pragmatique et en écologie, c’est en Amérique du Sud que les luttes écoféministes sont les plus dynamiques :
« [c]e sont souvent des femmes de milieux ruraux et qui crèvent de faim à cause des mouvements de grands propriétaires qui accaparent les terres. ». Les luttes écoféministes, qu’elles se revendiquent ou non comme telles, sont souvent portées par des agricultrices ou en lien avec l’agriculture. Car les paysannes sont non seulement celles qui doivent s’occuper de leur famille et détiennent le savoir mais elles sont également les premières victimes des changements climatiques, des accaparements de terres, de la faim ou des politiques agro-industrielles.
L’écoféminisme permet ainsi de mettre en lumière ce double poids qu’elles portent et de mieux comprendre l’idéal auquel elles aspirent : la défense et la protection de la vie. Il permet également de replacer les femmes au cœur de la transition vers un autre modèle agricole voire même sociétal.
Pour Samantha Hargreaves du réseau Womin[7] :
« C’est en travaillant avec les femmes affectées par des projets d’énergie polluante comme les puits de pétrole et les mines de charbon que nous nous sommes aperçus que l’écoféminisme, même si le terme vient du Nord, résonne avec les réalités africaines. Cette prise de conscience nous a permis de politiser le féminisme, d’en faire une force de changement radical. »[8]
Selon Myriam Bahaffou, doctorante en philosophie féministe, « Françoise d’Eaubonne est l’une des seules […] à proposer concrètement un projet de société écoféministe ». Rien d’étonnant à ce que ce mouvement retrouve une actualité, en lien avec l’urgence climatique et le mouvement #metoo. La crainte de l’avenir ainsi que la perte de repères expliquent en partie la tentation utopique et spirituelle. Mais la force de l’analyse écoféministe est de rendre visible ce qui ne l’est pas : non seulement la domination comme système de développement économique mais aussi l’importance de revaloriser le soin.
Rédaction : Géraldine Higel
Article réalisé par :
[1] « L’écoféminisme, ou comment conjuguer écologie et féminisme » de Margot Lauwers, in Revue Silence n°439, novembre 2015.
[2] « Unity statement of the women’s pentagon action », 1980.
[3] « Les Limites à la croissance (dans un monde fini) », Club de Rome, 1972.
[4] http://www.greenbeltmovement.org/
[5] https://www.cairn.info/journal-multitudes-2017-2-page-57.htm
[6] https://www.cairn.info/revue-multitudes-2017-2-page-82.htm
[7] African women activists
[8] In « Quand féminisme et écologie se rencontrent », mars 2019