Agir avec nous

image
Nos articles > Franc CFA, mais à quel prix ?

25 mars 2025

Franc CFA, mais à quel prix ?

icone

Une monnaie qui décourage l’agriculture locale


La France n’a jamais vraiment disparu de la carte. Les deux versions du franc CFA (l’une pour l’Afrique de l’Ouest, l’autre pour l’Afrique centrale) circulent toujours dans les anciennes colonies françaises au sud du Sahara. Adossées à l’euro, ces deux monnaies communes (1) permettent aussi un accès privilégié de l’Union européenne aux marchés africains. Mais les paysannes et les paysans peinent à en voir les avantages.

Bassirou Diomaye Faye, président du Sénégal, déclarait en mars 2024, quelques semaines avant de remporter les élections : « Il n’y a pas de souveraineté sans souveraineté monétaire ». Longtemps relégué aux cercles d’économistes et de militants panafricanistes, le débat sur le franc CFA s’est imposé ces dernières années sur la scène politique et dans les discussions sur l’émancipation économique des États africains. Entre réformes annoncées et contestations grandissantes, ce vestige de la colonisation (lire notre historique du franc CFA) continue d’alimenter un système qui interroge : garantit-il la stabilité ou perpétue-t-il une forme de dépendance économique ? À l’heure où plusieurs pays songent à s’émanciper, la question n’a jamais été aussi brûlante.

Stabilité et dépendance

La stabilité économique demeure l’argument clé justifiant le maintien du franc CFA. Les partisans de cette monnaie rappellent que les pays ayant opté pour une devise nationale, à l’instar du Ghana, ont souvent été confrontés à une forte instabilité, notamment une inflation galopante. La parité fixe avec l’euro agirait ainsi comme un rempart contre les fluctuations monétaires et limiterait les risques liés aux crises de change.

Pourtant, ce système alimente une dynamique de dépendance économique. L’économiste Xavier Dupret évoque ainsi une « culture de la rente » propre au franc CFA. En limitant l’inflation et en préservant le pouvoir d’achat du franc CFA, les États continuent à importer des biens à haute valeur ajoutée – un commerce qui bénéficie avant tout aux élites politiques et économiques locales – tout en misant sur l’exportation de matières premières -pétrole, cacao, coton ou uranium- pour équilibrer leur balance commerciale. Or, souligne-t-il, « on constate dans l’histoire une forte érosion en termes de taux de change nominal car quand vous exportez des matières premières et que vous importez des biens à haute valeur ajoutée, vous perdez en pouvoir d’achat : c’est la dégradation des termes de l’échange. »

Si une sortie du franc CFA est envisagée par certains comme une nécessité, elle ne peut se faire sans une transition rigoureuse. « On ne peut pas changer un système qui existe depuis 70 ans en un claquement de doigt, c’est même dangereux. Il faut des fondamentaux économiques complètement différents, une autre gouvernance, d’autres infrastructures, et c’est un travail de longue haleine. »

Le contexte géopolitique actuel complique encore davantage cette perspective. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger, parmi les pays les plus enclins à rompre avec le franc CFA, traversent une période de grande instabilité sécuritaire et politique. Le sociologie et historien Laurent Delcourt met en garde : « Sortir du franc CFA n’est pas sans risque. D’emblée, cela pourrait éroder la confiance des investisseurs internationaux et des milieux économiques régionaux. » La récente scission de ces trois États avec la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, effective depuis janvier 2025, accentue encore les incertitudes. « Les pays voisins risquent d’adopter des mesures de rétorsion fragilisant ces économies et donc la nouvelle monnaie qu’ils mettraient en place. (…) Ces pays risquent de voir leur possibilité d’emprunt diminuer et leurs populations s’appauvrir davantage. »

« Ce qui fait la force d’une monnaie, c’est la confiance. Le franc CFA, puisqu’il est arrimé à l’euro, inspire la confiance. (…) Il vaut mieux pas de sortie du franc CFA qu’une sortie improvisée, et les pays concernés n’ont pas encore l’air prêts. Sans réserve de monnaie en face, on va aller de dévaluation en dévaluation, puis vers de l’hyper-inflation comme on l’a vu en Amérique latine. »
Xavier Dupret

« Le rejet du franc CFA est avant tout symbolique ; c’est le vestige du pacte colonial qui perpétuait des relations de dépendance dont le franc CFA continue à être un rouage essentiel (…) Il demeure un des symboles les plus visibles de cette emprise post-coloniale. Il n’est donc pas étonnant qu’il suscite un profond ressentiment de la part de la jeunesse africaine qui manipule tous les jours cette monnaie, qu’elle considère comme un vestige de cette colonisation. Pour beaucoup, cette dépendance est l’un des facteurs du ‘mal développement’ de cette région. »
Laurent Delcourt

Une parité anachronique et un ancrage problématique


Depuis la fin de la parité entre le dollar et l’or en 1972, la plupart des devises à travers le monde évoluent sous un régime de change flottant. Lorsqu’il s’agit de privilégier la stabilité de l’emploi et de la production, un taux de change flexible apparaît plus adapté qu’un système rigide. Pourtant, dans les deux zones franc CFA (Afrique de l’Ouest et Afrique centrale), les banques centrales ne cherchent pas à améliorer la compétitivité-prix des économies locales. Conséquence : à l’exception de la Côte d’Ivoire, tous les pays enregistrent un déficit commercial chronique.

Ces déséquilibres s’expliquent en partie par l’ancrage du franc CFA à l’euro, une monnaie façonnée selon les intérêts des économies européennes. Composées de pays majoritairement pauvres, les pays des deux zones CFA subissent depuis des décennies les effets de politiques monétaires décidées d’abord à Paris, puis à Bruxelles, sans prise en compte de leurs réalités économiques spécifiques. Cette dépendance prive ces États d’une marge de manœuvre essentielle pour ajuster leur politique monétaire en fonction de leurs propres besoins et priorités.

« Si un petit pays arrime unilatéralement sa monnaie à un plus grand voisin, il transfère en fait sa souveraineté en termes de politique économique à ce plus grand voisin »
Robert Mundell, prix Nobel d‘économie

Selon l’économiste Xavier Dupret, « pour avoir une monnaie arrimée à l’euro, vous devez avoir une valeur ajoutée sur place qui est importante. Or, il n’y a pas eu de diversification économique depuis les dépréciations des années 90, pas d’industrialisation, pas d’infrastructures… Dans ce contexte, le franc CFA est un étouffoir à croissance économique. C’est d’ailleurs pour ça qu’il est aussi un étouffoir à inflation. »

Avoir une monnaie forte permet d’importer des produits alimentaires à moindre coût, ce qui peut s’avérer crucial en zone urbaine et considérant les défis agricoles de l’Afrique subsaharienne. Sauf que le serpent se mord la queue… En augmentant la dépendance aux importations alimentaires, on décourage le développement de la filière agricole en rendant les produits locaux plus chers que les produits importés. Avec la folle croissance démographique déjà amorcée et qui ne va que s’accélérer dans les prochaines années, il devient crucial d’investir dans des infrastructures et la diversification des économies, notamment pour nourrir les populations et absorber la jeunesse qui arrivera sur le marché du travail.

Des économies sous financées

Dans leur volonté de préserver les réserves extérieures et de maintenir la parité fixe avec l’euro, les banques centrales des zones franc CFA adoptent une politique monétaire extrêmement restrictive. La lutte contre l’inflation prime sur tout, limitant drastiquement la création monétaire et, par extension, l’octroi de crédits aux États, aux entreprises et aux ménages. La peur de l’inflation et le conservatisme monétaire assujettissent tellement les banques centrales, qu’en zone ouest-africiane, les avances aux États sont supprimées depuis 2005. Contraints de se financer sur les marchés, ces derniers s’endettent auprès des banques commerciales à des taux prohibitifs. D’autant que ce sont les filiales étrangères -essentiellement françaises et européennes- qui dominent au sein d’une structure oligopolistique leur permettant de réaliser d’importants profits sans avoir à se soucier du financement des économies locales.

En somme, le secteur productif est bridé par l’indisponibilité du crédit. L’économiste Kako Nubukpo, ancien ministre togolais et vif critique franc du CFA, pointe du doigt le paradoxe : « On n’a pas d’émergence sans crédit, et plus d’inflation inciterait à investir. Il y a une contradiction entre le discours de l’émergence, qui demande des financements importants, et le système du franc CFA. » Pour Xavier Dupret, « le secteur agricole en particulier manque cruellement d’infrastructures en amont et en aval, et ça se finance. De plus, les entreprises auront à un moment besoin de réels crédits – pas de microcrédits, donc la politique monétaire est importante. On peut répondre à ces défis dans le cadre du franc CFA avec les banques régionales, mais il faudra un soutien de la Banque centrale européenne (BCE) vers ces banques régionales pour qu’il y ait un surcroit de liquidités et soutenir d’avantage le crédit sur place. »

Le drainage des ressources

Ces mécanismes s’accompagnent d’une fuite massive des capitaux. Les multinationales présentes dans les deux zones CFA rapatrient librement leurs bénéfices à l’étranger, sans entrave monétaire ni risque de dévaluation. Cette convertibilité sans restriction prive les pays africains d’une part substantielle de leurs richesses, qui alimente les économies occidentales plutôt que d’être réinvestie localement. À cela s’ajoute l’évasion fiscale facilitée par des structures opaques, réduisant encore les marges de manœuvre budgétaires des États. Résultat : des infrastructures en souffrance, une dépendance accrue aux financements extérieurs et une économie en perpétuel déséquilibre, où l’accumulation du capital profite davantage aux investisseurs étrangers qu’aux populations locales.

Ainsi, plus qu’un simple outil monétaire, le franc CFA incarne un système d’extraversion économique qui, loin de favoriser l’intégration régionale ou l’émergence d’une puissance africaine autonome, maintient les pays de la zone dans une dépendance structurelle aux économies du Nord.

La seule sortie du franc CFA ne sera pas une réponse

La sortie du franc CFA, bien que symboliquement forte, ne saurait constituer à elle seule une réponse suffisante aux défis économiques des pays d’Afrique subsaharienne. Une telle rupture monétaire ne peut être dissociée d’une refonte plus globale des politiques économiques, en particulier dans le secteur agricole, véritable clé de voûte de la souveraineté économique et alimentaire. Aujourd’hui, « une part substantielle des réserves de change de ces pays est consacrée aux importations alimentaires » confirme Laurent Delcourt, fragilisant leur capacité à financer leur propre développement. Une agriculture performante et résiliente permettrait non seulement de tendre vers l’autosuffisance alimentaire, mais aussi de préserver ces précieuses réserves pour financer l’industrialisation et la modernisation des infrastructures rurales. Pour y parvenir, des politiques volontaristes sont indispensables : accès facilité au crédit pour les petits producteurs, amélioration des infrastructures, développement d’unités locales de transformation agricole afin d’accroître la valeur ajoutée et de stimuler l’emploi en milieu rural.

Comme le souligne Xavier Dupret, « la sécurité alimentaire sans investissements, c’est un leurre ». La démographie croissante et les défis écologiques imposent une modernisation des pratiques, combinant rationalisation des rendements et intégration des logiques productives, sans pour autant sacrifier l’agriculture paysanne. Or, ces transformations structurelles restent tributaires d’une gouvernance rénovée et d’une véritable intégration politique régionale, conditions sine qua non pour garantir la viabilité d’une nouvelle monnaie.

Dans ce contexte, le rôle des Accords de partenariat économique (APE) apparaît particulièrement délétère. La suppression des droits de douane sur des produits stratégiques comme le blé et le lait – à l’instar de l’accord signé par le Cameroun – met à mal les filières locales, déjà affaiblies par la surévaluation du franc CFA. Une monnaie forte renforce la compétitivité des importations et, conjuguée à la libéralisation des marchés, crée une double peine : elle prive les États de revenus douaniers tout en intensifiant la concurrence étrangère sur des secteurs productifs locaux encore fragiles. Pis encore, les subventions européennes viennent aggraver cette distorsion, soumettant les producteurs africains à une triple peine face aux produits occidentaux et asiatiques.

Sur le plan économique, cette politique repose sur un dogme libéral éculé selon lequel l’accumulation de réserves de change et une spécialisation accrue favoriseraient, par un effet de ruissellement, l’investissement productif local. Or, l’histoire récente infirme ce postulat : les pays d’Asie du Sud-Est qui ont su protéger leurs industries naissantes affichent aujourd’hui une bien meilleure résilience économique. Dès lors, si la contestation du franc CFA reste légitime, elle ne doit pas occulter des enjeux autrement plus structurants, tels que la refonte des cadres commerciaux et monétaires, dont les impacts à long terme s’annoncent autrement plus décisifs pour l’avenir économique du continent.

« C’est bien de contester le franc CFA mais cela ne doit pas mettre dans l’ombre des enjeux qui sont nettement plus importants, où la dimension post-coloniale est peut-être moins tangible mais bien plus prégnante. »
Laurent Delcourt

Remettre en cause le système au-delà du CFA

La fin du franc CFA est parfois présentée comme la pierre angulaire de l’émancipation économique de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale. Pourtant, pour les millions de paysans qui font vivre ces régions, le changement de monnaie ne suffira pas à renverser un système économique qui les maintient en marge du développement. Tant que leurs productions resteront sous-évaluées et le secteur agricole sous-financé, tant que les marchés locaux seront inondés de produits importés à bas prix, tant que les politiques agricoles privilégieront l’exportation au détriment de la souveraineté alimentaire, la question monétaire ne changera pas leurs réalités quotidiennes.

Le véritable enjeu est celui d’un modèle économique conçu pour servir les intérêts des grandes puissances et des multinationales, bien plus que ceux des communautés rurales. Depuis des décennies, le franc CFA a facilité la pénétration des produits européens sur les marchés africains, contribuant aux difficultés des filières vivrières locales et à la dépendance alimentaire. Sans une réorientation des politiques agricoles et commerciales, sans un soutien massif aux petits producteurs pour qu’ils puissent nourrir leurs propres populations et vivre dignement de leur travail, l’abandon du CFA risque de n’être qu’un leurre.

Propos recueuillis par Naïs El Yousfi
Les entretiens avec Laurent Delcourt, sociologue et historien, et Xavier Dupret, économiste ont eu lieu, en août 2024, à la suite de la projection du film intitulé « L’argent, la liberté, une histoire du franc CFA » (2022) de Katy Léna Ndiaye, au Festival Alimenterre de Humundi à Bruxelles. Laurent Delcourt et Xavier Dupret ont animé le débat après la projection du film.

(1) Le franc CFA est le nom porté par deux monnaies communes ouest-africaines et centre-africaine. Bien que les deux monnaies soient appelées le franc CFA et aient la même valeur, elles ne sont pas interchangeables. Le franc CFA de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) concerne le Bénin, le Burkina Faso, le Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, Sénégal et le Togo. Le franc CFA en Afrique centrale est la devise officielle des six États membres de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) : Cameroun, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine, République du Congo, Tchad.

Pour aller plus loin :

  • « L’arme invisible de la Françafrique – Une histoire du franc CFA » de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla. Publié en 2018.
  • « L’argent, la liberté, une histoire du franc CFA » de Katy Léna Ndiaye. Sorti en 2022