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2 avril 2020

SEMENCES : À LA RECHERCHE D’UNE GOUVERNANCE COMMUNE

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Quelle sera encore la légitimité des multinationales semencières après la crise du coronavirus ? Que deviendront les projets d’agriculture productiviste de Bill Gates ? Selon l’épidémiologiste Rob Wallace, « la multiplication des virus est étroitement liée à la production alimentaire et à la rentabilité des entreprises multinationales (…) ». Il faut exiger un changement de modèle après la crise sanitaire. Il devra se fonder sur des nouvelles obligations de gouvernance commune, entre autres pour les semences.

Quelques semaines avant la pandémie du Covid-19, le 21 janvier 2020, la Fondation Bill & Melinda Gates annonçait la création d’un institut dédié aux innovations agricoles. Rien de neuf sous le soleil : « Gates Ag One » serait, à n’en pas douter, un nouvel outil au service de la transition vers un modèle productiviste de l’agriculture, promu par le milliardaire américain. Mais il s’agirait, cette fois, d’aller encore plus vite : pour l’un des cadres dirigeants de la fondation, « In Agriculture, time is your biggest enemy ».

Mais alors que l’intensification agricole et la « révolution verte » ont conduit, en quelques décennies, à un appauvrissement conséquent de la biodiversité, une telle accélération interviendrait alors même que le cadre international censé la protéger ne fonctionne pas. Coïncidence ? En tous cas, de quoi inquiéter les paysans, connaisseurs, protecteurs et acteurs de la biodiversité et pour qui le temps est aussi naturel qu’essentiel.

Un cadre international pour tenter de réguler l’accès à la biodiversité

C’est après ces décennies d’érosion de la biodiversité que la communauté internationale s’inquiète, elle aussi, de la potentielle disparition de variétés capables d’assurer la sécurité alimentaire des populations ou de s’adapter au changement climatique. En 2001, elle signe ainsi « le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture » (TIRPAA).

Dix ans avant lui, la « Convention sur la diversité biologique » souhaitait déjà rétablir l’équilibre dans l’accès à la biodiversité mondiale en limitant l’appropriation du vivant par des firmes privées et la biopiraterie, responsables de son appauvrissement. Tout l’enjeu de cet accord était de permettre aux pays en développement de contrôler l’accès à une biodiversité extrêmement riche présente sur leur territoire. Via un système contractuel bilatéral, ils pouvaient désormais le monnayer. Mais in fine ce système s’est avéré irréalisable pour les semences : impossible d’établir avec précision leur origine, tant sont déjà nombreux les différents croisements entre les variétés.

En dépit de cette impasse, la graine de la marchandisation des semences est alors plantée. Fondé sur ce principe, le TIRPAA fonctionne comme un « panier commun » : les pays mettent à disposition de tous les semences qu’ils conservent dans leur banque de gènes et, en contrepartie, ils utilisent ensuite collectivement les bénéfices tirés de l’utilisation d’une de ces variétés pour financer leur conservation. Le dispositif repose donc entièrement sur la valeur marchande des semences. Au détriment des autres valeurs (médicinale, religieuse, spirituelle etc…) mais aussi des paysans.

Un traité qui ne fonctionne pas

Aujourd’hui, 146 pays ont signé le traité et développé des outils pour le mettre en œuvre. Pourtant, moins de 10 ans après son entrée en vigueur, il ne fonctionne pas bien. Au point que des renégociations sont en cours depuis sept ans pour y remédier. Ou plutôt s’enlisent.

Pour Christine Frison, chargée de recherche à l’Université d’Anvers et au FNRS à l’UCLouvain, deux raisons expliquent cet échec. La première touche à sa philosophie même : la marchandisation de la biodiversité. Le cercle est en effet vicieux : pour essayer de lutter contre la perte de biodiversité, le système mis en place s’appuie sur sa monétisation, qui est pourtant le moteur même de cette destruction. Et la reconnaissance forte des dispositifs de protection intellectuelle des variétés n’est pas compensée par une reconnaissance suffisante à la fois des droits des agriculteurs de réutiliser les semences de leurs propres récoltes et de leur rôle central dans la conservation de la biodiversité.

Et si le traité reconnaît bien, dans son article 9, les droits des agriculteurs, c’est uniquement « sous réserve de leur reconnaissance au niveau national ». Or, pendant les premières années du traité, très peu d’états reconnaissaient formellement ces droits. Aujourd’hui, ils sont plus nombreux mais le déséquilibre reste flagrant.

La seconde raison de l’échec du traité n’est qu’une conséquence de ce péché originel : l’absence de traduction en mesures opérationnelles des grands principes de durabilité, de justice et d’équité affichés par le traité : aucune règle, aucune mesure, aucun outil, aucune indication pour aider les pays à mettre en œuvre concrètement « le partage juste et équitable des avantages découlant de [l’]utilisation [des ressources phytogénétiques] ». S’ensuit alors inévitablement une absence de contrainte, de contrôle et donc de sanction.

Tentative d’amélioration en cours

En novembre 2019 et pour la première fois en 15 ans d’existence, la dernière réunion de l’organe directeur du traité  a bloquée les négociations. La semaine de discussion s’est achevée sans résolution. Et, pire, sans marche à suivre pour les deux années à venir. Pour Christine Frison, c’est une stratégie consciencieusement mise sur pied : pendant ces deux années, le séquençage va continuer à grande vitesse grâce à l’absence de cadre réglementaire. Et ce, au profit des multinationales qui en profiteront alors pour créer de nouveaux organes dédiés à leurs fins.

Aujourd’hui, l’enjeu est moins celui de l’accès physique aux ressources que de l’accès aux informations génétiques des variétés, aux datas. C’est sur ce point qu’achoppent les négociations. Or, il est presque impossible de savoir qui a utilisé quelle information à quelle fin et donc de la monétiser. C’est au même écueil que se heurtent d’ailleurs les défenseurs des semences « open source ». Ce système, pourtant séduisant, ne fonctionne qu’entre personnes refusant l’appropriation du vivant et sans parvenir à remettre en cause le système dominant qui, lui, est fondé sur ce principe.

Le TIRPAA couvre-t-il uniquement la gestion de l’accès physique aux ressources ou également celle de l’accès aux informations ? Les signataires du traité ne sont pas d’accord. Avec, en filigrane, la question de la rémunération de l’utilisation de ces données. En conséquence, les efforts d’améliorations du traité portent uniquement sur des questions techniques : accès à l’information, traçabilité de l’utilisation de l’information, identification de procédés générateurs de bénéfices etc… Ainsi en est-il, par exemple, du projet d’appliquer le système de DOI « Digital Object Identifier » aux semences pour permettre l’identification et faciliter la traçabilité des ressources. Bien loin de dispositifs apportant des réponses aux problèmes d’équité, sans même parler de leur inadéquation avec les préoccupations quotidiennes des paysans. Investir dans ce type de projet est en soi un aveu : pour ce traité, seuls les chercheurs et les semenciers sont à même de conserver la biodiversité.

Une troisième voie possible ?

Pour Christine Frison, c’est l’esprit même du traité qu’il faut revoir car un acteur majeur manque autour de la table : les paysans. Aujourd’hui, dans cette gouvernance internationale des semences, ils ne sont envisagés que comme des bénéficiaires passifs de mesures prises en leur faveur et en faveur de la biodiversité et non comme des acteurs à part entière. Leur travail quotidien, leurs connaissances, leurs pratiques et donc leur expertise ne sont pas reconnus dans la fabrique et la conservation de la biodiversité.

Les organisations paysannes sont bien présentes durant les négociations mais en tant qu’observatrices uniquement. Pour elles, pas d’amendements, pas de droit au débat, de simples « déclarations » et encore, seulement s’il reste du temps. Bien sûr, c’est propre au droit international public : les Etats sont autour de la table et ce sont eux qui ont le pouvoir de décider. Mais ici, le système est biaisé car, à la différence des communautés paysannes, les industries qui ont des intérêts en jeu parviennent à intégrer certaines équipes gouvernementales.

Pour passer d’un « panier commun » à une « gouvernance commune », tout le monde doit trouver sa place autour de la table, paysans et industriels compris, et chacun doit avoir la même valeur et le même poids. Ce type de gouvernance, plus juste et équitable, existe et ce, au sein même de la FAO. Le Comité mondial pour la sécurité alimentaire, par exemple, qui a réformé son système de négociation et de prise de décision en 2013 réunit tous les acteurs, y compris les communautés paysannes. Tant qu’ils ne sont pas d’accord, ils négocient. Et quand un accord est trouvé, ils transmettent le texte aux Etats, seuls à même de voter les textes. Un modèle parfaitement transposable à la gestion internationale des semences.

Il faudrait également traduire en actions concrètes et obligations juridiques la dimension « juste et équitable » du traité. L’idéal serait bien sûr d’interdire purement et simplement l’appropriation du vivant par des entreprises privées. Mais pour rester pragmatique, le respect de six grands principes permettrait déjà d’avancer sur le chemin d’une gestion commune, équitable et durable des semences : durabilité, interdépendance, utilisation la plus large possible de la diversité des variétés, reconnaissance de toutes les connaissances liées aux semences, prise en compte de la diversité des variétés, de l’hétérogénéité des acteurs et de la complexité des éco-systèmes et reconnaissance du rôle des différentes communautés.

L’horizon ne semble pas encore dégagé pour une gestion réellement commune des semences. En attendant, les agriculteurs continueront de faire ce qu’ils font depuis des millénaires : faire vivre la biodiversité et les semences.

Rédaction : Géraldine Higel